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« Aimez Gil » : Shane Haddad nous laisse tomber – pour mieux nous relever

« Aimez Gil », de Shane Haddad, P.O.L, 366 p., 21 €, numérique 15 €.
Sélectionné pour le Prix littéraire « Le Monde » 2024
Vous aimeriez savoir comment ça va. Comprendre où vous en êtes, à quel ­degré de bonheur ou de mélancolie. C’est bien ­légitime. Pour faire ce petit point existentiel, plongez-vous dans Aimez Gil, le deuxième roman de Shane Haddad, autrice de 27 ans dont la plume haletante donne du souffle à cette rentrée littéraire.
Son livre fonctionne comme un baromètre de l’âme. Quand on s’est levé du mauvais pied, et encore davantage quand on est revenu de tout, comment ne pas soupirer devant un texte qui reprend l’un des lieux les plus communs de la littérature (la jeunesse, son malaise, sa fuite en avant) à travers l’une de ses figures les plus connues (le trio amoureux) ? Au contraire, lorsqu’on est bien luné, et surtout lorsqu’on sourit à la vie, comment ne pas tomber sous le charme de ce roman dont la grâce est précisément de nous apprendre à tomber ?
Encore une fois, donc, la jeunesse. Et le malaise des corps, et le trouble des identités, et l’envie de tout envoyer valser, de « partir sans savoir ce que partir veut dire ». Aimez Gil raconte le périple de deux garçons et d’une fille – Mathieu, Mathias et Gil –, qui improvisent leur histoire à la lisière de l’amour et de l’amitié : « Ce que j’ai en tête ce sont des souvenirs, des mots, des regards protégés par la route, protégés par le mouvement. On avance, on avançait »… Mais Shane Haddad reprend ces chemins balisés avec une allure tellement personnelle, un rythme si singulier !
On pourra convoquer l’histoire littéraire pour la mesurer à d’illustres prédécesseurs, elle a sa manière à elle, franche et impétueuse, de dire la jeunesse comme état de conscience : l’angoisse étouffante que rien n’arrive et la joie explosive quand quelque chose survient, la sensation d’être submergé par le « trop » de la réalité, la certitude qu’un corps providentiel nous prendra tôt ou tard dans ses bras, et qu’en attendant toute parole étouffe : « Tout ressemble plutôt à des onomatopées, à des échos d’âmes affamées. » Et aussi, associés à cette lente impatience, un ensemble de gestes et d’expériences ordinaires, une façon de se tenir à demi tourné sur le tabouret, d’être envahi par la honte parce qu’on ne sait quoi faire de ses mains, de se glisser dans son lit comme si tout le monde nous regardait.
« La pudeur est là pour m’empêcher de tomber », songe Gil à l’enterrement de Mathias. La scène ouvre le livre et elle signale une évolution dans l’imaginaire de Shane Haddad. Autant son premier roman, Toni tout court (P.O.L, 2021), était porté par un élan ascendant (son héroïne s’élevait à la conscience d’elle-même en soutenant la montée en Ligue 2 de son club de foot préféré), autant Aimez Gil fait de la chute le mouvement même de la liberté. Hanté par le mythe d’Orphée et Eurydice, le texte ­accompagne une femme qui se colle à deux hommes et tente de conjurer leur descente aux enfers.
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